Les propos de la philosophe Judith Butler sur le Hamas sont au coeur d’une polémique.
François Rastier : On ne présente plus Judith Butler, professeur à Berkeley : réputée créatrice de la « théorie du genre » (bien qu’elle nie que ce soit une théorie, ce qu’on lui accorde bien volontiers), elle est aussi une référence appréciée dans les études postcoloniales. Un professeur de l’Université McGill la présentait naguère comme une sorte de thaumaturge : « les travaux de Butler sur le genre, le sexe, la sexualité, l’identité queer, le féminisme, le corps, associés à son discours politique et éthique, ont changé la façon qu’ont les chercheurs du monde entier d’envisager l’identité, la subjectivité, le pouvoir et la politique. Ils ont aussi changé les vies d’innombrables personnes dont le corps, le genre, la sexualité et les désirs les confrontent à la violence, l’exclusion et l’oppression » (je souligne). Bref, Butler a beau être connue pour sa notoriété, elle reste modeste et compatissante. Ainsi, Cécile Daumas, dans Libération du 14 octobre 2023, pouvait écrire : « La philosophe américaine admirée par les LGBT+ refuse d’être une icône et continue à penser le présent, de la non-violence à la vulnérabilité des vies » et se félicitait ainsi de sa conférence au Centre Pompidou : « Plus de 800 personnes, gays, lesbiennes, trans, hétéros, non binaires, sont venues écouter Judith Butler tel un quasi-oracle ».
Atlantico : Dans un récent débat, Judith Butler décrit le massacre du 7 octobre perpétré par le Hamas comme un acte de « résistance armée », un « soulèvement ». Est-ce que ses propos sont constitutifs d’un dérapage ou sont-ils représentatifs de sa vision politique ?
François Rastier : Dimanche 3 mars, à l’invitation du NPA et en présence de trois députés LFI, Judith Butler déclaré « je pense qu’il est plus honnête, et plus correct historiquement, de dire que le soulèvement du 7 octobre était un acte de résistance armée. Ce n’est pas une attaque terroriste, ce n’est pas une attaque antisémite : c’était une attaque contre les Israéliens ».
Le pogrom n’est donc ni terroriste, ni antisémite. Et comme à son habitude, Butler ne prononce pas le mot islamisme et ne semble pas s’aviser que ces israéliens étaient juifs. Le Djihad mondial devient une valeureuse lutte de libération nationale.
Ne voyez pas là une apologie du terrorisme, puisque Butler dénie le terrorisme, mais la dimension négationniste de son propos ne saurait être négligée ; d’autant moins qu’elle reprend ici la position du Parti des indigènes de la République, qui a d’ailleurs immédiatement relayé son propos, non sans avoir assuré le Hamas de sa « fraternité militante ».
La position de Butler reste constante. En 2014, elle ajoutait une contribution supplémentaire à la déconstruction dans sa contribution à l’ouvrage Deconstructing Zionism. Le co-directeur de ce collectif, Gianni Vattimo, figure internationale de la déconstruction, pédagogiquement intitulée « How to Become an Anti-Zionist », après avoir évoqué Ahmadinejad (alors encore Premier ministre), insinuait ceci : « Quant à l’idée de faire “disparaître” l’État d’Israël de la carte – un des thèmes ordinaires de la “menace” iranienne –, elle semble n’être pas complètement déraisonnable. » Il concluait, sur le même mode de concession euphémique : « Parler d’Israël comme d’un “péché impardonnable” n’est donc pas si excessif. »
Les islamistes feraient même partie de la cause révolutionnaire internationale, comme l’assuraient dès 2000 Hardt et Negri : « La postmodernité du fondamentalisme se reconnaît à son refus de la modernité comme arme de l’hégémonie euro-américaine – à cet égard, le fondamentalisme islamique représente bien un exemple paradigmatique ». Ils ajoutaient « La postmodernité du fondamentalisme se reconnaît à son refus de la modernité comme arme de l’hégémonie euroaméricaine – à cet égard, le fondamentalisme islamique représente bien un exemple paradigmatique. »
On aura compris que ces postmodernes pro-iraniens et ces djihadistes affiliés aux Frères Musulmans étaient des déconstructeurs et non des destructeurs, des progressistes de gauche et non des tueurs fanatiques.
Le tournant « révolutionnaire » de l’islamisme fut diversement annoncé. Dans son livre, L’Islam révolutionnaire, Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos[1], invitait déjà, avec l’ardeur du nouveau converti, les « mouvements antiglobalisation » à rejoindre le combat pour « libérer le monde de l’exploitation impérialiste et la Palestine de l’occupation sioniste ». Pour cette conception métapolitique, les assassins peuvent devenir des héros (ou martyrs), et la répression des démocrates illustre une révolution anti-impérialiste « paradigmatique ». Ce double régime de vérité a été reconnu par Foucault dès l’instauration sanglante de la République islamique, pour laquelle il militait : l’Iran n’a pas « le même régime de vérité que nous ».
Au-delà de la sidération de la violence meurtrière, les islamistes entendent désorienter l’opinion, empêcher la réflexion, inverser les rôles des victimes et des bourreaux. En aggravant la confusion, en l’approfondissant stratégiquement, les idéologues comme Butler pourraient prétendre ainsi à la mission historique de supplétifs.
On pourrait toutefois s’étonner qu’une « idole » des communautés LGBT soutienne un mouvement islamiste, alors que les quinze pays à criminaliser encore l’homosexualité sont tous des pays islamiques, ou des mouvements islamistes comme Daech et le Hamas. D’ailleurs, on n’a pas entendu les postféministes qui se décrivent comme des « sorcières » s’indigner qu’en Arabie saoudite on décapite encore des « sorcières » au sabre.
Queers for Palestine, Gays for Gaza, Sexworkers support a free Palestine, Black Lesbians for Free Palestine, on ne compte plus les groupes LGBT propalestiniens. Ils tiennent ce langage fédérateur : « c’est la situation coloniale en Palestine, qui dure depuis 75ans, qui est la racine de toute cette violence »[2]. « Le collectif Les Inverti-es a publié un communiqué affirmant : « Les trans, pédés, gouines soutiennent la Palestine ! La libération des LGBT+ passe par la libération du peuple palestinien. ».
Toutefois, les militantes intersectionnelles sont restées silencieuses sur la singularité proprement génocidaire des viols collectifs commis le 7 octobre, accompagnés d’actes de barbarie atroces — dans lesquels il reste difficile de discerner une juste lutte de résistance à la colonisation impérialiste.
Comme l’ensemble de leurs actions, ces viols ont été documentés par les djihadistes eux-mêmes, qui ont diffusé en direct les flux des caméras fixées sur leurs casques. Franchissant un seuil dans l’histoire de la communication terroriste et dépassant Daesh, ils imposent la vision subjective classique dans les jeux vidéo dit shoot them up, en montrant les meurtres vus par les bourreaux – vision initiatique pour ceux qu’ils veulent recruter. En outre, nouveauté dans l’histoire de l’abjection, ils ont avec les portables de leurs victimes diffusé leur agonie en direct sur leurs réseaux familiaux et amicaux. Butler ne voit là aucune trace d’antisémitisme.
Les nazis de jadis avaient encore, sinon un sentiment de culpabilité, du moins la prudence de dissimuler leurs crimes et de favoriser le négationnisme. Rien de tel avec ce que l’on peut appeler l’affirmationnisme djihadiste, qui depuis Daesh entend fasciner les partisans et terroriser les survivants.
Malgré ces preuves authentifiées, les courants postféministes se sont cantonnés dans le déni, suivant en cela les officiels palestiniens, comme Hala Abou Hassira, ambassadrice de Palestine en France, qui interrogée par France info à propos de ces viols, a répondu que « depuis le 7 octobre, Israël n’a pas arrêté de mentir et de manipuler la communauté internationale ».
Enfin, les militantes féministes, juives pour la plupart, qui voulaient dénoncer ces viols dans la manifestation contre les violences sexuelles organisée principalement par NousToutes le 25 novembre 2023, n’ont pu défiler, mises à l’écart et menacées par un groupe « antifasciste » masculin.
Est-ce que justement ces propos-là ont-ils suscité l’indignation ? Est-il possible de considérer qu’il s’agit juste d’une dérive personnelle ou est-ce que cela remet en cause la totalité de son travail intellectuel et notamment son travail sur les études de genre ? Et pourquoi ?
François Rastier : Pour la pensée déconstructive qui se recommande de Foucault, comme de Butler qui lui a beaucoup emprunté, toute différence est une discrimination, et toute discrimination repose sur une domination. Donc la différence des sexes se résume à l’oppression d’un genre par un autre : le pouvoir médical et l’état-civil assigneraient dès la naissance la moitié de la population au genre féminin opprimé.
Dans cette conception de la vie sociale, la guerre devient permanente : guerre des sexes, des races, des états. Les institutions nationales ou internationales sont réduites à des appareils d’oppression.
Ce simplisme polémique permet d’ignorer superbement la réalité. Par exemple, le fait qu’un million et demi de palestiniens (qu’on appelle par euphémisme des « arabes israéliens » soient citoyens israéliens, qu’ils soient représentés au Parlement, cela est passé sous silence, car cela ne concorderait pas avec le schéma de l’apartheid.
Judith Butler ne distingue pas ses prises de positions politiques et ses orientations philosophiques. En cela, elle n’est qu’un exemple du militantisme académique qui prospère avec les Studies fondées sur des critères identitaires de race ou de sexe. Ces disciplines militantes ne se soucient pas de déterminer leur objet, mais s’en tiennent à leurs objectifs moraux et politiques. Cela leur permet de cautionner malgré tout par l’autorité académique diverses dérives, comme celle de Claudine Gay, présidente de Harvard, qui répondit à la question Appeler au génocide des Juifs constitue-t-il une forme de harcèlement [envers les étudiants juifs du campus] qui viole les règles de conduite de votre université, oui ou non ? », : « Cela peut être le cas, selon le contexte ».
Puisqu’à la suite de Foucault, Butler a fait de son orientation sexuelle un ingrédient, voire un produit d’appel, de sa pensée LGBT, il serait discourtois de séparer la femme de l’œuvre.
Le statut et le contenu des études de genre reste évasif et s’accommode parfaitement des positions notoires de Butler. L’unanimité mondiale des départements d’étude de genre autour du soutien au Hamas ne semble pas entamée, pas plus que la crédibilité de Butler dans les milieux dont elle reste une icône majeure.
Les institutions universitaires et culturelles françaises témoignent un remarquable attachement à la personne et à la pensée de Butler. Elle est l’invitée d’honneur de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, où elle doit prononcer un cycle de conférences, la prochaine le 13 mars. Et le Centre Pompidou organise tout au long de l’année une programmation associée avec Judith Butler, avec un cycle de conférences et maintes rencontres intellectuelles et artistiques. Les budgets associés méritent sans doute eux aussi le respect, car Butler est réputée ne pas intervenir à moins de 5.000 dollars.
Pour le moment, les institutions invitantes, tout comme les ministères de l’éducation, de la culture et de l’intérieur sont restés silencieux. Je ne sais si cette discrétion les honore.
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Les enjeux de l’islamophilie universitaire ne se limitent pas aux cercles intellectuels et ont déjà des conséquences géopolitiques majeures. Par exemple, aux USA, appuyée par les mobilisations universitaires, la propagande islamiste menace le candidat démocrate à la prochaine élection présidentielle dans les cinq états clés, les swing states, en premier lieu le Michigan, qui compte 175.000 électeurs musulmans.
Les islamistes parient en effet sur Trump, le meilleur ennemi de la démocratie qu’ils abhorrent. Dans cet état, la mairie de la ville industrielle d’Harmstrack est tenue par un yéménite, Amer Ghalib, qui pose volontiers avec l’ancien conseiller à la sécurité de Donald Trump, Michael Flynn, démis pour ses liens avec la Russie en 2017, connu pour sa proximité avec le groupe conspirationniste QAnon. Un proche du maire, Nasr Hussain, s’interroge sur un site dédié à la ville : « Est-ce que l’Holocauste n’était pas une punition préventive de Dieu contre “le peuple élu” et sa sauvagerie actuelle contre les enfants et les civils palestiniens ? ».
Pour éviter le scandale l’ENS annonce le « report » des conférences de Butler, sans indiquer de motif ni de calendrier :
François Rastier est directeur de recherche honoraire au CNRS et membre du Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines(LAIC). Dernier ouvrage : Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023. Voir aussi : Judith Butler et le programme du Hamas (https://decolonialisme.fr/judith-butler-et-le-programme-du-hamas/).
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